Chapitre XIII
LA MISE A MORT D’AISHA
– Hugh ! Naztehr, réveille-toi ! Hugh !
Valleroy se retourna en grognant et voulut tirer le drap sur son visage. Mais il n’y avait pas de drap. Ce qui lui rendit instantanément la mémoire. Il s’assit, courbaturé d’avoir dormi sur un sol dur.
– Hugh ?
C’était la voix d’Aisha !
Il ramena ses jambes sous lui et s’avança en chancelant jusqu’au coin de la cellule. Elle se tenait au centre de sa cage, pâle mais calme, et souriait presque.
– Je ne crois pas que tu es vraiment là ! Je dois encore rêver !
– Ce n’est pas un rêve, Aisha. Nous sommes bien là.
– Je préférerais que ce soit un rêve. Jusqu’à présent, il n’y avait que moi qui allais mourir ; maintenant, ils vont t’avoir aussi ! Ils m’ont fait assister à… comment ils font. C’est horrible. Je ne peux pas supporter l’idée qu’ils vont te faire subir le même sort !
– Ne t’en fais pas. Mon partenaire ici présent m’a fait vacciner avant de m’emmener !
Les yeux d’Aisha se portèrent sur Klyd qui l’observait en serrant les barreaux de sa cage.
– Vous vous êtes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? demanda Valleroy.
– J’aimerais être présenté officiellement, prononça Klyd dans son meilleur anglais.
En éprouvant un curieux sentiment de propriété, Valleroy fit les présentations.
– Sectuib, voici Aisha Rauf, modèle et artiste extraordinaire ! Aisha, voici Sectuib Klyd Farris de la Communauté de Zeor. Le meilleur médiateur à mille kilomètres à la ronde ! Je suis fier d’être ici en tant que son Compagnon.
Avec un sourire ironique au coin de la bouche, Aisha s’exclama :
– Je suis heureuse de faire votre connaissance, monsieur, mais je doute de pouvoir vous serrer la main, même dans d’autres circonstances.
– Ne sois pas grossière, reprit Valleroy. En général, il n’est pas dangereux de serrer la main de Klyd, bien que, pour le moment, ce ne soit pas recommandé. Il est médiateur.
– Médiateur de quoi ?
– De selyn. Il est un de ces Simes qui peuvent soutirer la selyn de n’importe quel Gen sans le tuer afin de la distribuer aux Simes pour qu’ils ne tuent pas.
– Je croyais que ce n’était qu’une fable.
– C’est la vérité. J’ai vécu dans sa Communauté plusieurs semaines pendant que je te cherchais. J’ai mangé, dormi et travaillé à côté de Simes. Je n’ai pas l’air très mort, n’est-ce pas ?
Elle examina ce qu’elle pouvait apercevoir de Valleroy, puis reporta son attention sur Klyd.
– Est-ce qu’il plaisante ?
– Madame, mon Compagnon dit vrai.
– Compagnon ? répéta-t-elle, comme si elle percevait cette intonation particulière pour la première fois.
Valleroy lui expliqua l’implication la plus évidente de ce titre.
– Ainsi, ils ne peuvent pas me tuer de la manière habituelle. Et ils ne m’élimineront pas avant…
Elle reprit la pensée interrompue de Valleroy.
–… avant que Klyd ne meure. Etes-vous en train de mourir ?
– Lentement.
– Même ainsi, vous ne tueriez pas Hugh si on vous mettait dans la même cage ?
– Absolument pas. Mais ils ne permettront jamais que nous établissions un contact.
– Quelle cruauté ! Je peux comprendre les pauvres diables qui doivent tuer parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais torturer leur propre peuple avec le même instinct… ils devraient être exterminés !
Klyd se tourna vers Valleroy et dit en simelan :
– Tu vois ? Toujours cette réaction typique ! Exterminer les Simes résoudrait le problème. Les siècles n’ont-ils rien appris aux Gens à ce sujet-là ?
Valleroy inclina la tête.
– Je comprends ce que tu veux dire. Les médiateurs sont la seule réponse et même les Gens intelligents ne le comprennent pas.
Valleroy réalisa soudain l’ampleur du chemin qu’il avait parcouru, depuis qu’il avait pénétré, les pieds les premiers, en territoire sime. Aisha s’exprimait pour toute une société dont Valleroy ne faisait plus partie.
– Naztehr, c’est la femme que j’aime. Donne-lui le temps de s’adapter. Elle apprendra peut-être !
– Hugh, je ne savais pas que tu parlais si bien leur langue, intervint Aisha.
– Je n’en connaissais que quelques mots avant de partir à ta recherche. Tu nous as bien fait courir, tu sais !
– Je n’ai pas bougé d’ici.
– Nous l’ignorions, reprit Klyd. Un de mes meilleurs homme est mort en découvrant la piste qui nous a conduits jusqu’à toi.
Soudain, le tonnerre des sabots de chevaux rompit le silence du matin. Couverts d’écume, soufflant des naseaux, les bêtes franchirent l’arche et disparurent derrière les bâtiments. Un groupe de pillards richement parés accompagnait visiblement quelqu’un appartenant au pouvoir.
– Qui est-ce ? demanda Valleroy.
– Andle, sans aucun doute, répondit Klyd.
– Qui est-il ? demanda à son tour Aisha.
Tandis que Klyd se retirait dans l’angle le plus éloigné. Valleroy expliqua sommairement à la jeune femme le rôle d’Andle dans la suite d’événements qui les avait menés là. Son cœur se gonfla en l’observant. Elle ne se considérait pas comme battue. Elle n’était que méfiante. Elle devait être une femme très spéciale pour se féliciter d’être l’enjeu d’une manœuvre de guerre gigantesque et significative plutôt que la victime du hasard.
Du mur extérieur, Klyd cria :
– Les voilà !
Le martèlement des sabots sur la pierre ricocha contre la face du rocher. Puis un groupe de cavaliers fit irruption entre deux baraquements. La troupe était uniquement composée de Simes richement vêtus, en hommes habitués à commander et fiers d’afficher cette prérogative par leur apparence.
Le cavalier de tête se détachait manifestement de sa suite.
De taille plutôt moyenne, dans la fleur de l’âge, il semblait descendre de l’habituel mélange de races. Mais sa ressemblance avec son entourage s’arrêtait là. Il portait une version plus courte, plus « habillée » aussi de l’habituel fouet sime, à la poignée incrustée de pierres précieuses. Ses bottes noires brillaient comme des miroirs et sa cape de cavalier d’un blanc étincelant recouvrait les flancs de son cheval avec un tombant moelleux qui n’appartenait qu’aux tissus les plus fins. Sa veste impeccablement taillée était plus élégante que chaude. Et les quelques bijoux qu’il portait avaient été choisis avec l’ostentation d’un homme riche et sûr de lui.
Pourtant, ce n’était pas tellement le soin qu’il portait à sa personne qui le faisait remarquer. Il aurait été tout aussi impressionnant vêtu simplement de loques boueuses. L’éclat de l’œil, la forme de son sourcil, l’arrogance confiante de chacun de ses mouvements souplement coordonnés lui donnaient une aura capable de subjuguer un monarque régnant. Tel était le meneur d’hommes qui ne se ralliaient jamais qu’au côté gagnant.
Dans cette trêve momentanée, juste avant que les cavaliers missent pied à terre, Valleroy aperçut soudain le conflit tout entier sous une lumière nouvelle. D’un côté, le Tecton basé sur un idéal et une loyauté personnelle ; de l’autre, des genicides unis par une cupidité personnelle. Le Tecton créait une société d’unités interdépendantes ; la société des genicides était composée d’unités naturellement ennemies prêtes à se reprendre si la force de pression devait vaciller.
Cette occasion serait la mort d’Andle. Et Valleroy se promit silencieusement que ce serait le second acompte du prix de la mort de Feleho Ambrov Zeor !
L’éclair de haine inarticulée qui accompagna sa promesse attira un instant le regard de sa victime virtuelle. Pourtant, quand Andle descendit de cheval, il se dirigea droit vers Klyd.
La grimace qui déformait la bouche d’Andle annonçait une victoire implacable des Simes. Avant même qu’une parole eût été prononcée, le cœur de Valleroy se serra. Son émotionnel nager changea ce qui lui valut un autre regard perçant qui se mua en un rire diabolique.
– Sectuib… Ambrov… Zeor, ton Compagnon a raison !
Le rire triomphalement barbare reprit de plus belle. Valleroy se douta qu’un tel rire, tout comme l’apparence d’Andle, était destiné à impressionner l’adversaire. Pourtant, même ainsi, ce n’était pas Andle qui dominait la scène. C’était Klyd. Bien qu’il fût emprisonné, entièrement à la merci de l’autre, sale, en haillons, déchiré par le manque, la dignité du médiateur rendait ridicule la tenue d’Andle… un bouffon trop bête pour amuser les enfants de l’école de Zeor.
Cette confrontation silencieuse était bien la chose la plus curieuse que Valleroy eût jamais vue. Plus tard, en y repensant, il décida que c’était le triomphe de la coopération sur la compétition. Klyd n’était pas seul. Même isolé dans sa cage, il avait derrière lui toute la force combinée du Tecton, tandis qu’Andle ne pouvait compter que sur sa propre assurance. À ce moment, Valleroy comprit comment l’imperceptible source de force de Klyd détraquait l’unité de la suite d’Andle. Muni de cette observation, Valleroy reprit espoir.
Pas pour longtemps. Le rire déplacé se tut et le visage grimaçant se durcit. Seules les lèvres bougèrent, se retroussant avec mépris sur chaque mot, tandis qu’Andle prononçait :
– Zeor est mort !
Valleroy devina que ce n’étaient pas les mots qui dévastaient Klyd, mais l’émotion contenue derrière eux. Les mots pouvaient n’être que vantardises ou tromperies. La compétence du médiateur était de lire les émotions. Aucun Sime ordinaire ne pouvait tromper un médiateur.
– Que veux-tu dire ?
La question fut prononcée d’une voix blanche, plus révélatrice du contrôle intense du médiateur que les mots.
Le moment tant attendu de la victoire totale était arrivé pour Andle. Il sortit un journal, le déroula et le tendit pour que Klyd pût lire les gros titres. C’était une édition spéciale du Tecton hebdomadaire.
– « Aujourd’hui, lut Valleroy, Yenava Ambrov Zeor, la femme du Sectuib Klyd Farris, est morte à la Maison de Zeor. »
La suite était hors de son champ de vision, mais Andle ne demeura pas en reste de nouvelles.
– Yenava est entrée en couches. Il y a eu des complications. Comme vous n’étiez pas là, votre grand-père a voulu l’aider. Andle s’arrêta pour observer l’effet produit par ses paroles. Votre femme, votre fils et votre grand-père sont morts. Votre heure ne tardera pas. Sans chef, Zeor… est… mort !
Klyd n’eut aucune réaction extérieure, mais il dut éprouver un frissonnement interne qui fit pouffer Andle. Pourtant, ce rire fut une sérieuse erreur de tactique. Les yeux presque clos, le médiateur attendit.
La solidarité des hommes d’Andle qui, une fois de plus, venaient de se regrouper, se dissipa en un instant. Le prisonnier vaincu dominait toujours le ravisseur triomphant. C’était indéniable, même pour un Gen sourd aux émotions.
Le rire mourut plus vite cette fois et, dans le silence, Klyd prit la parole.
– Zeor n’est pas une personne, c’est une idée. On ne tue pas les idées en détruisant les gens qui les ont. À Zeor, pour toujours !
Comprenant que sa victime revendiquait la victoire, Andle cracha :
– Pervers !
Sous l’insulte, Klyd sourit gentiment comme si Andle venait de prononcer le traditionnel serment à Zeor. Sans un mot, Andle se précipita vers Aisha qu’il inspecta comme une marchandise. Valleroy la vit battre en retraite sous les regards du Sime furieux. Elle n’avait pas compris un mot de ce qui avait été dit, mais la plupart de l’échange avait été non verbal et universellement clair.
Pour couvrir la peur d’Aisha, Valleroy cria :
– C’est vous le pervers, espèce de lâche ! Vous n’avez même pas le courage de prendre un Gen qui ne soit pas drogué… Valleroy s’arrêta pour mieux lancer ses mots, telles des flèches empoisonnées – parce que vous avez peur de ce qu’un Gen pourrait vous faire !
Andle se figea dans sa confrontation avec Aisha, comme s’il était incapable de confondre son accusateur.
Valleroy ricana de mépris.
– À moins que tu n’aies besoin d’un Gen artificiellement terrorisé pour stimuler tes propres réflexes trop mous… parce qu’en fait, tu crèves d’envie de t’adresser à un médiateur !
– Ferme ta gueule !
– Laisse-la tranquille, tu m’entends, pervers, menaça Valleroy sur un ton d’autorité glaciale, ou je sculpte mes initiales dans tes latéraux.
Abruptement, le Sime quitta Aisha et se tourna vers le Compagnon.
– Ainsi, notre courageux Compagnon veut la fille ! Et notre pervers, prétentieux veut son Compagnon ! Il serait intéressant de mettre la fille avec le pervers et de voir ce qui arrivera dans… disons… trois jours ?
Valleroy bluffa.
– Klyd ne la tuera pas ! Elle saura le servir aussi bien que moi !
– C’est possible, grimaça Andle, aussi bien si pas mieux que toi !
Devant la réaction de surprise de Valleroy, Andle éclata.
– Eh oui, nous savons tout sur vous, monsieur le policier fédéral ! Et j’ai personnellement l’intention d’organiser un petit test pour savoir ce que vous avez appris chez les pervers !
Le politicien s’éloigna vers sa monture et sauta en selle avec ostentation. Un moment plus tard, il avait disparu, emmenant avec lui le gardien du toit, dans un geste de dédain absolu envers les prisonniers.
Dès que les Simes furent partis, les trois captifs qui avaient fait front ensemble s’abandonnèrent à un désespoir solitaire, chacun pour une raison personnelle. Valleroy se laissa choir sur le sol. Il se sentait dépouillé de son camouflage invincible, oubliant qu’Andle ne pouvait tout savoir de son passé et qu’il ne se doutait certainement pas ce que Valleroy avait appris à Zeor.
Aisha ajoutait simplement une défaite supplémentaire à la longue série qu’elle avait déjà endurée. Et Klyd se permit enfin de donner libre cours au chagrin causé par la perte des trois personnes qui comptaient le plus pour lui.
Ce fut le chagrin du médiateur qui sortit Valleroy de ses propres souffrances. Il n’était pas bon, même pour un ami intime, d’assister aux sanglots de défaite d’un homme courageux. Pourtant, il n’y avait pas moyen d’éviter cette intrusion.
– Klyd… écoute. Il est venu ici pour te briser, pour écraser l’orgueil de Zeor. Ne lui laisse pas la victoire. Défends-toi !
Les sanglots continuèrent et Valleroy parla au médiateur pendant ce qui lui sembla des heures, répétant la même chose de toutes les manières que lui permettait son simelan. Puis il traduisit en anglais, en partie au profit d’Aisha et en partie pour dire plus exactement ce qu’il pensait.
Finalement, il n’eut plus rien à offrir que :
– Il avait tort à mon sujet, Sectuib. Je peux servir… et je te servirai bien. C’est toi-même qui l’as dit. Tu sais que c’est vrai. Aisha est courageuse. Ensemble, toi et moi, nous lui en apprendrons assez pour frustrer Andle de tous les frissons auxquels il s’attend.
Valleroy se tut. Peu à peu, Klyd parvint à contrôler son angoisse. Après quelques minutes, le médiateur tourna vers eux un visage incroyablement tiré.
– Eux aussi furent des soldats victimes de cette guerre que nous… devons arrêter. Leur sacrifice ne sera pas vain.
– À Zeor, pour toujours ! répondit Valleroy.
Les yeux noirs du médiateur révélaient la lente agonie qui le consumait. Pourtant, sa voix était ferme quand il répéta :
– À Zeor, pour toujours !
En anglais, Hugh reprit :
– Asseyons-nous. Nous avons beaucoup à faire aujourd’hui.
Ils se rassemblèrent dans le coin commun à leurs cages.
– Je ne vois pas ce que nous pourrions établir, rien qu’avec des mots… mais tu as certainement une idée, commença Klyd.
– Pour commencer, dit Valleroy, il nous faut essayer de calculer combien de temps il nous reste. Andle ne paraissait pas être en manque, mais je ne suis pas spécialiste. Qu’en penses-tu, Sectuib ?
– Il devrait atteindre Vivren tôt demain matin. S’il suit la coutume habituelle, il réclamera sa mise à mort avant midi.
– Déjà ? Cela ne nous laisse pas beaucoup de temps.
– Quel est ton plan ?
– Je n’ai pas de véritable plan. Mais si ceci est une guerre, il me semble que nous appartenons à la mission-suicide. Entraînons avec nous le maximum possible d’ennemis.
– Ennemis ? répéta Klyd comme s’il goûtait la saveur de ce mot. Non. La raison pour laquelle cette guerre n’est pas encore résolue est que nous appartenons tous au même côté ! Il n’y a pas d’ennemis et personne n’a tort.
– Laissons de côté les philosophes simes, suggéra Valleroy en repoussant l’objection d’un geste imité inconsciemment des attitudes simes. Il me semble que nos morts serviront mieux la cause si nous entraînons Andle avec nous.
– Cette bête repoussante ? s’exclama Aisha. Je suis pour. Mais comment ?
– Je ne sais pas encore. Cela dépend de ce qu’Andle décidera de faire. Mais je crois que ta main sera notre seule arme. Il te faudra beaucoup de courage, mais ton père disait toujours que tu étais têtue et, dans certains cas, l’entêtement est un bon substitut du courage.
– Et s’il la drogue ? intervint Klyd d’un ton las. Cette drogue qui prédispose à la peur détraque l’esprit. La victime ne se souvient que d’un cauchemar.
– La victime, reprit Aisha, se souvient de tout. S’ils me traitent encore comme cela, je crois que je mourrai de frayeur sur place.
– Encore un autre « et si… », exprima Valleroy. Suppose qu’il la drogue et la mette dans ta cage. Qu’arrivera-t-il ?
Klyd prit le temps de pousser un profond soupir avant de répondre.
– Sans la drogue, je pourrai probablement éviter de la tuer. Tout juste. Sinon, je doute de pouvoir me contrôler… Il frissonna. Cela ferait certainement plaisir à Andle d’observer ainsi l’orgueil de Zeor bafoué. Mais je ne pense pas qu’il le fera.
– Pourquoi pas ? Je l’ai, traité de lâche. Il m’en veut.
– S’il me pousse à tuer Aisha, je serai encore en vie. Or, il me veut mort, ce mois-ci de préférence, afin de pouvoir réclamer la peine prévue pour haute trahison. S’il peut prouver que je suis mort par attrition, alors que mon soi-disant Compagnon avait été éliminé par un Sime ordinaire, le Tecton tout entier devra répondre à une investigation officielle. Notre manière de vivre sera probablement proscrite. Alors, où irons-nous ? En territoire gen ?
Déroutée, Aisha secoua la tête.
– Comment les Communautés ont-elles pu s’organiser légalement ?
– Avant l’existence des médiateurs, personne ne pensait à créer une telle loi contre nous. Après tout, les Gens disposent-ils d’une loi leur interdisant de respirer de l’eau plutôt que de l’air ?
Aisha rit. D’un rire argentin, délicat, qui éveilla des souvenirs chez Valleroy. Il avait oublié combien son rire lui faisait du bien.
– Je vois ce que tu veux dire, reprit-elle. Tous les Simes tuent ; alors, pourquoi créer une loi contre ceux qui ne tuent pas ? Une bonne question.
– Et au moment où quelqu’un y a pensé, nous avions déjà trop d’amis bien placés.
– Ces amis pourraient-ils faire disparaître ces délits de trahison ?
– Plus maintenant. Notre sympathie pour le gouvernement gen n’est plus un secret. L’opinion est contre nous depuis plusieurs années. La faction d’Andle attendait un précédent et maintenant, elle l’a. Même si ses partisans sont obligés d’inventer la preuve !
– Et tu ne peux pas te défendre, expliqua Valleroy, parce que la preuve fabriquée est en fait réelle !
– Rien de tout cela n’est réel pour moi, soupira Aisha en se laissant tomber contre les barreaux.
– Ça le deviendra, répondit Valleroy, quand il mettra ses tentacules sur toi. Et ce sera à ton tour de frapper… pour nous, pour Zeor et pour la race humaine tout entière.
– Tout cela me paraît bien mélodramatique. Comment un Gen peut-il faire quelque chose une fois que le Sime le tient ? Et que pourrais-je faire pour sauver le monde ?
– Le mouvement d’Andle ne survivra pas à sa disparition, assura Valleroy, du moins pour un temps. Ce qui donnera au Tecton le temps de se consolider. L’opinion publique est actuellement contre les médiateurs, mais cela risque de changer, n’est-ce pas, Klyd ?
– Lentement. La mort d’Andle ne signifiera pas la paix. Mais son existence retient le mouvement ensemble. Il a eu la prudence de rayer de son organisation tous les meneurs capables. Il n’y a personne pour prendre sa place. Sa mort retardera la réalisation de la prédiction de Zelerod de quelques années…
Après qu’ils lui eurent expliqué les prévisions du mathématicien. Aisha prit la parole à son tour.
– Je vois. Il faut donc que je tue Andle. Mais, jusqu’à présent, je n’ai jamais tué personne. Je ne sais comment m’y prendre. Avez-vous un couteau ou un fusil caché sur vous ?
– Non, répondit Valleroy en extirpant la croix étoilée du col de sa veste. Nous n’avons que ceci.
– Cela ne me semble pas très tranchant ! Je crois que je pourrai lui griffer les yeux plus efficacement avec mes ongles. Bien que je doute qu’il m’en donne l’occasion !
– Le pouvoir de la croix réside dans la confiance que tu mets en elle, expliqua Valleroy.
– Mais je n’ai pas la foi… Je ne suis même plus sûre de croire en Dieu. J’ai prié, oh ! Combien j’ai prié !
– Eh bien, dit Valleroy en tenant le talisman entre ses doigts, cela a marché ! Tu as prié et nous voilà !
– Avec tout le respect que je dois… au… Sectuib, tu parles d’une équipe de sauvetage !
– Non, pas une équipe de sauvetage, corrigea Hugh, mais une force de frappe. Nous allons paralyser toute l’opération d’Andle, ou plutôt toi…
– Tu ne m’as pas encore dit comment…
Valleroy s’adressa en simelan au médiateur.
– Klyd, tu m’as fait remarquer qu’elle réagissait en Gen typique. « Tuer tous les Simes et le problème est résolu… » Selon toi, est-elle trop typique pour qu’on puisse lui confier le secret de la vulnérabilité des Simes ?
Les lèvres pincées, Klyd déplaça le poids de son corps. Puis il massa avec nervosité ses latéraux de cette manière particulière qui énervait tant Valleroy.
– Aisha, interrogea-t-il doucement, dis-moi ce qui arriverait si tous les Simes vivants tombaient morts à la fois ?
Elle fronça les sourcils sous la concentration. Elle se rendait compte que cette question n’était pas aussi simple qu’elle le paraissait tout d’abord.
– Eh bien, il faudra longtemps avant que tous les cadavres soient enterrés… Il y aura sans doute de gros risques de peste…
– Humm…, admit Klyd. Et ensuite ? Le monde sera-t-il plus facile à vivre après ?
– Oh non ! De nouveaux Simes apparaîtront par la simutation. Et il n’y aura plus d’adultes simes pour les former. Ils n’auront ni langage, ni culture, ni technologie, ni aucun moyen de subsistance si ce n’est le pillage et le meurtre, ni aucun endroit pour vivre à part les terres sauvages. Nous nous retrouverons exactement où nous étions il y a huit cents ans ! Nous devrons tout recommencer. Et nous n’aurons peut-être pas la chance d’avoir les médiateurs, pour cette seconde fois.
– Que ferais-tu si tu pouvais indiquer à tes amis gens comment tuer les Simes ?
– Tu veux dire tous ensemble, dans un massacre ?
– Non, un à la fois.
– Je ne sais pas… Prenons Ginnie Simms, par exemple. C’est une fanatique qui sauterait sur l’occasion d’exterminer tous les Simes à la fois. Elle ne penserait jamais à la peste ni aux futurs Simes… Je ne lui dirais rien, même pour sauver sa vie… Mildred est différente. Elle pense que les Simes sont des créatures diaboliques, mais elle se contente de laisser le Seigneur s’en occuper. L’ennui, c’est que Mildred est une terrible cancanière. Si je lui confie quoi que ce soit, Ginnie est au courant le soir même. Aisha réfléchit un moment. Je ne peux imaginer quelqu’un en qui je puisse avoir confiance, excepté Hugh.
– À présent, reprit Valleroy, tu comprends mieux pourquoi nous hésitons à te confier ce secret. Un autre facteur entre en jeu. Cette méthode est encore plus cruelle que celle qu’ils infligent à Klyd. La victime souffre… terriblement.
– Et, ajouta Klyd, si elle survit, elle développe ce qui équivaut à une phobie à l’égard de la selyn. J’ai eu la malchance d’assister à la mort d’une telle victime. Peux-tu imaginer le supplice d’un homme sans bras qui meurt de soif à portée d’un robinet ?
– Horrible ! La plupart des gens ordinaires ne mériteraient pas ce genre de mort, mais quelqu’un comme Andle… Cela ne me déplairait pas de lui faire subir ce qu’il a infligé aux autres. De plus, quand on est en état de légitime défense, on ne se soucie pas tellement de frapper trop fort.
– Si tu promets de ne pas te montrer inutilement cruelle, même vis-à-vis d’Andle… je te montrerai ce que je sais.
Aisha réfléchit à la condition de Klyd.
– Je ne ferai pas un détour pour torturer ses semblables, mais je ne veux pas non plus promettre d’être prudente.
Ce fut au tour de Klyd de considérer soigneusement le problème. Son manque grandissant l’empêchait de lire avec précision le nager de la jeune femme. Il décida de risquer la partie.
– Naztehr, dit-il en simelan, je crois qu’on peut lui faire confiance.
– Très bien. Explique-lui, puis je lui passerai la croix étoilée.
Ils travaillèrent ainsi tout l’après-midi, ne s’arrêtant que pour les repas ou lorsque des pillards venaient voir si Klyd s’était déjà effondré. Les sarcasmes moqueurs des Simes ne firent que renforcer la détermination des captifs.
À la nuit tombée, après que la fille fortement éprouvée se fut endormie, Klyd dit :
– Je crois qu’elle sera capable de réussir, s’il ne la drogue pas.
– Il n’osera pas ; pas après la manière dont je l’ai traité de lâche devant ses hommes pour cette raison.
– Tu as parfaitement agi, Naztehr. Ses soldats savaient ce qu’il faisait, mais ils n’avaient jamais trouvé une explication aussi originale…
– Penses-tu que j’aie raison à son sujet ?
– Partiellement. Je n’ai jamais connu un Sime ordinaire qui développe une telle fixation sur le transfert Sime-Sime avant la disjonction. Il est vrai qu’il peut exister certaines variantes raciales qui réagissent ainsi… mais j’en doute.
– J’ai frappé au hasard…
– Tu as touché le bon endroit, Naztehr. Près, mais pas trop près pour qu’il ordonne ton exécution !
– De cela, je ne suis pas mécontent !
– Tu disais que sa suite soupçonnait la vérité.
– Qui est ?
– J’ai observé que les médiateurs virtuels développent habituellement de telles caractéristiques… une quasi-incapacité à tuer… après une exposition à un Compagnon.
– Tu penses qu’Andle est vraiment un médiateur en puissance ?
– Il est possible qu’il ne s’en rende pas compte lui-même. Mais il ne pourrait jamais fonctionner en tant que médiateur. Il tue depuis trop longtemps. Je m’inquiète de ce qu’il va te faire pour l’avoir révélé ainsi…
– Si Aisha réussit, il n’aura pas l’occasion de me faire quoi que ce soit.
– Et si elle ne réussit pas ? Je n’ai jamais connu de Gen qui n’ait pas paniqué à la première expérience du contact des latéraux.
Valleroy pensa à la petite réfugiée anonyme que les pillards avaient mise à mort sous ses yeux. Elle avait été élevée parmi des Simes. Elle portait la croix étoilée. Et pourtant, elle était terrifiée. Et il ne pouvait l’en blâmer. Non seulement il avait paniqué la première fois, mais également quand Enam s’était jeté sur lui. Il y avait quelque chose chez les Simes qui était positivement effrayant.
– Si elle n’y arrive pas, reprit Valleroy, nous devrons simplement imaginer un nouveau stratagème.
– C’est Andle qui inventera le stratagème. Malheureusement, demain matin, je ne serai plus bon à rien. Tu ne pourras compter que sur toi-même.
– La chose la plus cruelle qu’il pourrait faire serait de me provoquer devant toi. Mais suppose, suppose simplement que je survive…
– Ce serait presque la pire éventualité. Tu serais vivant, mais incapable de me servir.
– Non, pas la pire. Parce que, si je survis, j’établis la preuve que je suis un Compagnon. L’accusation de haute trahison sera rejetée par la cour.
– Désolé, je ne pense plus très clairement.
– Ça ne fait rien. Je comprends. Je souhaiterais pouvoir t’aider.
– Ton désir de m’aider est réconfortant.
– Mais il te faut plus que du réconfort.
– Oui…
Valleroy secoua les barreaux de sa cage en sifflant entre ses dents.
– Il doit y avoir un moyen !
Klyd recula sous cette bouffée de frustration, en massant tristement ses latéraux. Les lumières du camp permettaient à Valleroy de distinguer la ronapline qui suintait des orifices des latéraux. Les glandes gonflées soulevaient la peau jusqu’à la moitié des avant-bras. Valleroy murmura :
– Le manque doit être… douloureux.
– Oh, répondit Klyd en voyant Valleroy regarder ses tentacules, ce n’est pas tant les latéraux, c’est tout le corps. Le métabolisme basal augmente, la sensibilité s’élève de 50 pour 100, le système entier est désamorcé et brûle de fonctionner. Par nature, le Sime est un prédateur, et le manque le pousse à chasser. Même la personnalité change. Nous devenons insupportablement agressifs, inconsidérés…
– Je n’ai rien remarqué…
– Merci. Les médiateurs mettent leur orgueil à se contrôler.
– Si tu as vu juste à propos du manque d’Andle, les choses se mettront à bouger tôt demain matin. Essaie de tenir jusque-là. Zeor a besoin de ton aide.
Le médiateur se leva et se dirigea prudemment vers le coin le plus éloigné de sa cage où il s’assit de nouveau, lentement, comme si le moindre mouvement brusque pouvait déséquilibrer son contrôle. Valleroy s’éloigna également, effrayé de laisser percer une frustration qui ajouterait à la misère de Klyd.
Il se croyait incapable de dormir ; aussi fut-il surpris de se réveiller sous le soleil, devant une foule de Simes rassemblés autour des cages. Mais les visiteurs ne lui prêtaient aucune attention. C’était le médiateur qui les attirait, et ils montraient leur appréciation par des sarcasmes et des moqueries dont Valleroy ne comprenait que la moitié.
Klyd se tenait aux barreaux de coin et les étreignait avec des phalanges blanchies. Ses tentacules déployés fouettaient l’air avec une rage dérisoire. De temps en temps, un grondement inarticulé s’échappait des lèvres du médiateur. Son corps était roidi par la tension. Il augmenta, essayant de rompre les barreaux ! Mais ils ne vibrèrent même pas sous ses assauts les plus furieux.
Ses efforts démentiels n’apportèrent comme résultat qu’une augmentation du nombre de Simes riant de lui. Un assez large contingent de nouveaux spectateurs venus des casernes fut suivi par un groupe plus discipliné arrivé de la direction opposée. Ils placèrent une échelle contre la cage d’Aisha. Trois d’entre eux grimpèrent sur le toit et l’un d’eux s’adressa à la foule groupée sous lui.
– Dispersez-vous ! Les groupes dix, douze et dix-huit sont de mission à l’extérieur. Vous feriez bien de surveiller le tableau de service !
La foule se disloqua et, en moins d’une minute, il n’y avait plus un pillard en vue, excepté les gardes qui hissaient Aisha au bout d’une courroie. Valleroy hurla :
– Où l’emmenez-vous ?
Ils ne répondirent pas tandis qu’ils emmenaient la jeune femme, mordant et frappant, au bas de l’échelle. Puis un des gardiens alla inspecter les barreaux. Rassuré, il s’arrêta près de Valleroy.
– Les Runzis ont l’habitude de livrer une marchandise propre et inspectée… au moment désigné. Nous reviendrons pour toi… plus tard. Il eut un mouvement de tête en direction du médiateur en délire. Dis-le-lui s’il veut bien t’écouter. J’espère qu’il ne se suicidera pas avant que nous puissions nous amuser avec lui !
Ce qui inquiéta Valleroy. Il n’avait jamais entendu parler de cette éventualité auparavant, mais il supposa qu’un médiateur pouvait refouler suffisamment de selyn pour que cela fût tenu pour un suicide. À présent, il était impuissant à aider Klyd. Ce simple désir n’avait pour résultat que d’attirer le Sime aux barreaux mitoyens. Mais il n’y avait aucune reconnaissance dans ses yeux.
Il était à la fois pitoyable et effrayant d’observer ce qui avait été un être humain rationnel se conduire comme un orang-outan atteint d’amok. À l’abri derrière trois rangées de barres inflexibles, Valleroy se demanda s’il serait capable d’affronter la folie du médiateur sans défaillir. Il regarda dans ces yeux déments qui n’avaient plus rien d’humain et fut presque content de n’avoir pas l’occasion d’essayer.
Valleroy ne toucha pas à son petit déjeuner.
Plusieurs fois, au cours des heures qu’il passa assis à observer ce qui avait été le Sectuib Klyd Ferris, l’orgueil de Zeor, il entendit le galop des cavaliers qui quittaient le camp. La part de lui-même qu’il avait programmée pour rassembler chaque détail de sa vie de prison, nota les départs et en conclut que le camp devait être vide à présent. Mais Valleroy lui-même était trop émotionnellement impliqué dans l’agonie imminente de son ami pour réfléchir à ce fait et l’interpréter comme une chance. Il hésitait entre la ferme résolution d’aider Klyd et une horreur frémissante qui ne semblait pas faire partie de lui-même, mais répondait plutôt à une sorte de motivation des premiers âges de la mutation.
Quand cette partie primitive de lui-même l’emportait, elle chassait toute pensée rationnelle de son cerveau. Il lui fallait reconstruire toutes les raisons pour lesquelles le métier de compagnon était nécessaire et pour lesquelles son service envers ce médiateur particulier était à la fois impératif et possible. Finalement, ce ne fut pas l’objectif froid, logique, de sauver Zeor, le Tecton et la race humaine qui ramena Valleroy dans une saine disposition d’esprit, mais le souvenir de la chaleur qu’il avait éprouvée quand Feleho l’avait appelé Naztehr.
Ce souvenir fut suivi d’un flot de moments liés. Les éloges directs qu’il avait reçus lors de la soirée de disjonction de Hrel. L’immense satisfaction de découvrir qu’une partie de lui-même appréciait Zeor et déchargeait cette vision dans le dessin Arensti. L’émotion de voir son dessin accepté et compris par tant de personnes dont il appréciait les compliments. Le regard inscrit sur le visage de Sectuib Nashmar quand il aperçut le portrait d’Enam et de Zinter. Et enfin cette grande joie envahissante qu’il avait ressentie chaque fois que quelqu’un à Imil considérait le succès de ses réalisations comme allant de soi, puisqu’il était envoyé par Zeor… synonyme de ce qu’il y avait de mieux.
Tout cela s’était passé en l’espace de quatre semaines, alors que rien de similaire ne lui était arrivé en trente années de vie. Il savait enfin à qui il appartenait. À Zeor. Mais Zeor dépendait du génie de Klyd à la fois comme médiateur et comme administrateur exceptionnellement doué. À présent, la vie de Klyd dépendait entièrement de la propre habileté de Valleroy en tant que Compagnon.
À maintes reprises, il arriva à cette décision. La vie de Klyd était plus importante pour Valleroy que la sienne, vu que, sans Klyd, il n’y aurait plus de Zeor, ni rien vers où se diriger. Par conséquent, il fallait laisser Klyd le prendre. S’il mourait, Klyd au moins vivrait. C’était une décision émotionnelle qui s’accordait avec tous les facteurs rationnels à considérer. Mais chaque fois qu’il était fort de sa décision, il s’imaginait touchant le médiateur fou sans barreaux entre eux… et la terreur des premiers âges remontait à nouveau et étouffait toute autre pensée.
Il refoula cette peur primitive en se rappelant qu’il se trouvait emprisonné et que ce n’était pas à lui à prendre une décision.
Finalement, les gardiens arrivèrent munis d’un harnais de levage et hissèrent Valleroy hors de la cage. C’était l’occasion qu’il attendait, mais les pensées cycliques du matin le laissaient trop engourdi pour triompher. Une partie de son esprit enregistra le numéro peint sur la trappe de la cage de Klyd, mais il ne voyait plus très bien à quoi cela lui servirait. Même hors de sa cage, il n’était pas libre de ses mouvements.
Les lanières qui le ficelaient étaient plus solides que du cuir vert. Elles convergeaient vers le milieu du dos où un mécanisme de verrouillage les retenait. Les quatre gardes simes qui l’escortaient ne tolérèrent aucun écart, aussi marcha-t-il docilement. Il n’aimait pas admettre, fut-ce en lui-même, combien il se sentait soulagé de s’éloigner du médiateur en délire et du dilemme qu’il provoquait.
Déterminé à tirer le maximum de ce répit, Valleroy reporta son attention sur Aisha. Les gardiens refusèrent de répondre à ses questions, aussi fit-il travailler son cerveau en observant tout ce qui pourrait servir en cas d’évasion. Ils l’entraînèrent entre des baraquements, devant les écuries, vers le complexe administratif dans lequel ils pénétrèrent par la porte de derrière. À l’extrémité du bâtiment, ils suivirent un couloir annexe qui menait à une salle de douches. Deux gardes le délièrent, le déshabillèrent rudement et le frottèrent avec l’efficacité de garçons d’écurie pressés, puis lui enfilèrent une tunique blanche qui lui arrivait aux genoux… genre chemise d’ordonnance standard.
Valleroy se soumit avec souplesse, car il ne lui déplaisait pas d’être propre. Mais quand ils voulurent lui passer le harnais sans lui avoir remis son pantalon, il se déroba.
D’un coup rapide et brusque, il arracha le harnais des mains du gardien. Puis il enroula une des lanières autour des tentacules du chef et lui immobilisa le bras dans une prise qui faisait cruellement pression sur les latéraux.
Les autres Simes se raidirent, prêts à bondir, mais ne voulant rien tenter qui pût aggraver la situation de leur camarade.
Sachant qu’il n’avait aucun autre avantage que celui de la surprise, Valleroy s’expliqua en vitesse :
– Je me fous de la tunique blanche, surtout si vous m’envoyez chez Klyd. Mais je ne vais nulle part sans mon pantalon, mon manteau, mes souliers… et ma bague. Allez les chercher, ou il vous faudra un nouveau chef de peloton !
Il resserra son étreinte et les vit tressaillir sous la souffrance de leur camarade.
Avec décision, l’un d’entre eux se dirigea vers le coin où s’entassaient les effets de Valleroy et ramena les objets demandés.
Après une dernière pression brutale. Valleroy poussa l’otage dans les bras de ses compagnons. Tandis que deux des Simes examinaient les latéraux, le troisième s’avança vers Valleroy armé du harnais.
Tenant une chaussette entre ses mains, Valleroy s’accroupit.
– Tu en veux aussi ?
D’après sa confusion il était évident que le Sime n’avait jamais affronté un Gen qui n’eût pas peur de lui. Le pillard possédait l’avantage physique et son indécision ne fut que passagère. Mais Valleroy profita de ce moment pour enfiler un pantalon encroûté de boue. Quand les renforts arrivèrent, il portait fièrement à sa main droite la bague aux armes de Zeor.
Sept gardes, des professionnels, entourèrent Valleroy. Il n’avait pas peur d’eux, mais savait qu’il n’avait pas d’autre choix que d’avancer. Il marcha. Mais il marcha fièrement et ils ne tentèrent plus d’arracher ses vêtements. Il savait qu’il avait l’air ridicule, mais un ridicule qu’il considérait comme triomphal, même s’il était toujours harnaché.
Ils gravirent une volée d’escaliers, franchirent un corridor puis pénétrèrent dans une pièce de coin, la plus haute du bâtiment, luxueusement décorée. Le tapis était de soyeux velours vert ; les tentures épaisses permettaient d’obscurcir la chambre contre le plein soleil, et les murs étaient recouverts d’un bois poli qui reflétait la lumière douce des projecteurs. Les seuls meubles consistaient en un large divan et une chaise longue capitonnée et contournée.
Aisha, assise sur la chaise longue, était enchaînée au mur derrière elle. Elle portait la traditionnelle tunique blanche sans rien d’autre. Ses fers ne possédaient pas de pointes et elle pouvait se déplacer avec une certaine liberté. Ses cheveux d’un noir brillant se relevaient en une masse compliquée de boucles qui soulignait la ligne décidée de sa mâchoire et la défiance de ses yeux.
On ne leur alloua qu’un court moment pour se regarder. Puis les gardes produisirent un collier à pointes relié par des chaînes et fixèrent Valleroy à une plaque métallique encastrée dans le mur, face à Aisha.
La porte s’ouvrit. Andle entra dans la pièce, un rictus de plaisir anticipé sur les lèvres. Il congédia les gardiens après avoir arraché des mains de leur chef les clefs des harnais qu’il pendit à un clou dans le mur, hors de la portée des deux Gens.
– À présent, sortez du bâtiment. Dégagez ! Je ne veux aucune interférence dans mon champ.
Les deux Gens restèrent seuls avec le Sime. Les lèvres closes, il mesura avec dédain la longueur de la chaîne de Valleroy tout en notant l’accoutrement du Gen. Puis il marcha lentement vers Aisha tandis qu’il s’adressait à Valleroy.
– Tu vois, je l’ai comme je veux, sans aucune drogue. Je t’accorde la permission d’observer ma technique… une occasion qu’aucun homme des Communes ne voudrait manquer !
Le cœur de Valleroy se mit à battre la chamade.
– Si vous avez l’intention d’instruire Zeor, pourquoi n’avoir pas amené Klyd ? À moins que vous n’ayez peur qu’il vous séduise par sa perversion ? Vous y êtes déjà presque, n’est-ce pas ?
Il vit le dos du Sime s’immobiliser et poussa son avantage.
– C’est inscrit sur vos latéraux. Vos glandes ne répondent pas du tout à Aisha…
Andle fit un pas de plus vers la fille qui se tenait les yeux écarquillés, immobile.
– Tais-toi, Gen, ou j’ordonne aux gardes de t’apporter un bâillon.
– Pourquoi ? Vous ne vous faites pas confiance ? Un Compagnon fait un bien meilleur transfert qu’un médiateur… je suis certain que vous avez déjà découvert cela. Ne voulez-vous pas de mes talents pour cette nouvelle perversion exotique ?
Les latéraux du Sime se mirent à frissonner sous le double champ de selyn des Gens. Valleroy savait que son champ était plus fort, ce qui était dû à son unique donation forcée qui avait stimulé sa production à un niveau plus élevé que la normale… un niveau presque équivalent à celui d’un Compagnon. Valleroy sourit.
– J’ai raison, n’est-ce pas ? Tu as attaqué un Compagnon et cela t’a tellement plu que tu as perdu tout goût pour la mise à mort. Si cela ne s’appelle pas perversion, je ne sais pas ce que c’est !
Andle fit deux pas en direction d’Aisha.
– Tais-toi ou je te fais évacuer !
Valleroy jaugea la distance entre les deux et frappa au jugé.
– Un vrai Sime engagé à ce stade dans une mise à mort serait incapable de me parler. Mais c’est moi que tu veux, pas elle. Sinon, pourquoi m’as-tu fait habiller ainsi ?
Andle se rapprocha encore de la fille mais, quand il parla, sa voix était beaucoup plus faible.
– Tais-toi !
– Andle, viens chez moi ! Inconsciemment, Valleroy imita la manière rassurante de Klyd, cette manière terriblement efficace dont le médiateur s’était servi pour Hrel et les autres. Andle, je te servirai… Avec plaisir. Non pas comme l’autre compagnon que tu as dû forcer. Nous connaissons les plaisirs des Simes aussi bien que leurs agonies. Je servirai ton manque si tu laisses Aisha servir Klyd.
Le Sime se roidit, dominé par un instinct qu’aucun Sime ne pouvait surmonter. À cet instant, Andle était incapable d’analyser la logique de cette déclaration. Valleroy connut un moment de triomphe dans l’hésitation du Sime. Cela voulait dire qu’il avait raison. Valleroy parla en anglais.
– Aisha, il ne peut pas te faire de mal. Souviens-toi de ce que nous t’avons enseigné et agis comme nous l’avons décidé.
Sans avertissement, le Sime sauta sur la fille. Surprise, elle recula. Fuis ses mains empressées volèrent à la rencontre des tentacules déployés d’Andle. Au moment du contact, elle s’agenouilla sur la chaise longue et laissa le poids de l’homme l’emporter dans un entremêlement de bras et de jambes. Les tentacules s’agitèrent près des bras gens…
Valleroy vit les latéraux d’Andle établir le contact. Aisha présenta son cinquième point de rencontre : une paire de lèvres humides. Valleroy savait qu’Andle ne ressentait rien de féminin dans ce baiser. Pourtant, ce fut la jalousie qui le domina quand il cria :
– Maintenant, Aisha ! Frappe-le !
Valleroy se souvint de cette affreuse sensation infligée par Klyd. Aisha fit face à la même horreur épuisante. Si elle ne parvenait pas à maîtriser sa peur, juste pour un instant, il n’y aurait plus d’autre chance.
– Aisha ! Vas-y !
Ses mains, telles des griffes rigides, retenaient le Sime de toutes leurs forces. Un réflexe profondément ancré, avait expliqué Klyd. Et il devait savoir. Valleroy admit la défaite. Puis les doigts, bloqués sur les bras simes, se déplacèrent légèrement et pincèrent profondément la chair à nu.
Elles atteignirent le nœud de potentiel !
Comme cloué par un courant de haut voltage, le Sime se durcit, la gorge gelée par un cri qui venait du diaphragme. Les yeux d’Andle saillirent tandis que ses paupières disparaissaient presque entièrement. Valleroy pouvait « sentir » la mort du Sime. Mais son corps refusait de mourir. Il retomba parmi les coussins avec d’affreux spasmes. La bouche resta ouverte. La langue avait été avalée. La grimace de mort en disait long sur la terreur qu’avait éprouvée Andle. Pourtant, le corps continuait à frémir.
Aisha vomit sur le capitonnage de soie. Valleroy l’aurait bien imitée, mais il avait l’estomac vide.
– Remets-toi… et vois si tu peux atteindre les clefs. Nous sommes loin d’avoir terminé notre mission. Andle n’est que le second acompte sur le prix de la mort de Feleho Ambrov Zeor !
Dominant ses haut-le-cœur, Aisha contourna le cadavre et se dirigea vers les clefs qui pendaient au mur, entre eux. La chaîne de son collier lui permit d’atteindre le bas d’une des clefs. Elle lui assena de petits coups jusqu’à ce que l’anneau tombât sur le tapis, puis elle se servit de ses pieds nus pour attirer le trousseau près d’elle.
Il lui fallut plusieurs pénibles minutes avant de maîtriser suffisamment ses mains tremblantes pour défaire ses propres chaînes. Un moment plus tard, elle libérait Valleroy.